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Marsha Hamilton dormait. La lumière chaude et dorée du soleil matinal dansait sur ses épaules nues, sur les couvertures et sur le sol carrelé. Dans la salle de bains, Jack Hamilton se rasait, malgré la douleur lancinante de son bras blessé. Le miroir, couvert de buée, lui renvoyait l’image distordue de ses traits.
La maison était calme. La plus grande partie des sauterelles de la veille s’étaient dispersées ; un craquement sec lui rappelait parfois pourtant que quelques-unes étaient restées à l’intérieur. Tout semblait normal. Un camion de lait passa devant la maison. Marsha soupira et bougea dans son sommeil, ramenant un bras par-dessus la couverture. Au-dehors, sur le seuil, Ninny Numbcat se préparait à rentrer.
Soigneusement, exerçant un contrôle sévère sur lui-même, Hamilton acheva de se raser, nettoya son rasoir, appliqua du talc sur ses joues et sur son cou, et attrapa une chemise propre. Tandis qu’il était étendu dans son lit, durant la nuit, sans dormir, il avait réfléchi et décidé ce qu’il allait faire, juste après s’être rasé, lavé, peigné, habillé, lorsqu’il serait pleinement éveillé.
S’agenouillant maladroitement, il joignit les mains, ferma les yeux, prit une profonde inspiration, et commença :
— Seigneur, dit-il, murmurant à demi, je regrette ce que j’ai fait à cette pauvre Miss Reiss. Pardonnez-moi,
Il resta agenouillé pendant une minute, se demandant si cela suffirait. Et s’il avait fait ce qui convenait. Mais, peu à peu, un sentiment de colère vint remplacer son humble repentir. C’était pour un adulte une position anormale. Une posture dépourvue de toute dignité, et surtout, une attitude à laquelle il n’était pas habitué. Plein de ressentiment, il ajouta un ultime paragraphe à sa prière.
— En réalité, elle le méritait.
Sa voix rauque résonna dans la maison silencieuse. Marsha soupira de nouveau et sembla se recroqueviller sur elle-même. Elle s’éveillerait bientôt. Au-dehors, Ninny Numbcat se frottait contre la porte et se demandait pourquoi elle était encore close.
— Veuillez considérer ce qu’elle a dit, poursuivit Hamilton, choisissant soigneusement ses mots. Une attitude comme la sienne conduit aux camps de concentration. Sa personnalité est rigide, pleine de contraintes. Un mode de pensée antichat conduit inévitablement à l’antisémitisme.
Il n’y eut pas de réponse. En attendait-il une ? Qu’attendait-il exactement ? Il n’en était pas sûr. Quelque chose, au moins. Un signe.
Peut-être ne pouvait-il se faire entendre ? La dernière fois qu’il s’était intéressé à la religion, ç’avait été dans sa huitième année, au cours d’une vague classe de catéchisme. Ses lectures fastidieuses de la nuit passée ne lui avaient rien enseigné de spécial, sinon que le sujet était vaste. Mettre les formes, un protocole. Ce serait pire que de discuter avec le colonel T.E Edwards.
Mais somme toute comparable.
Il se trouvait encore agenouillé lorsqu’il perçut un bruit derrière lui. Il tourna rapidement la tête et aperçut une ombre qui traversait le living-room. Un homme vêtu d’un tricot et de pantalons. Un jeune Noir.
— Etes-vous un signe ? demanda Hamilton d’une voix caustique.
Le visage du Noir était tiré de fatigue :
— Vous vous souvenez de moi ? Je suis le guide qui vous a conduit sur cette plate-forme. J’y ai pensé sans arrêt pendant quinze heures.
— Ce n’était pas votre faute, dit Hamilton. Vous êtes tombé avec nous.
Se relevant, il sortit de la salle de bains et dans le couloir, demanda :
— Avez-vous déjeuné ?
— Je n’ai pas faim. (Le Noir l’examinait intensément.) Que faisiez-vous ? Une prière ?
— Exactement, admit Hamilton.
— C’est votre habitude ?
— Non. (Il hésita.) Je n’avais pas prié depuis l’âge de huit ans.
Le Noir digéra la chose.
— Je m’appelle Bill Laws. (Ils se serrèrent la main.) Vous vous en êtes rendu compte alors. Quand exactement ?
— Cette nuit.
— Il est arrivé quelque chose d’extraordinaire ?
Hamilton lui raconta la pluie de sauterelles et la piqûre d’abeille.
— Il n’était pas difficile d’établir un lien de causalité. Je mentis… et je fus puni. Et auparavant, je blasphémai, et je fus puni. La cause et l’effet.
— Vous perdez votre temps en priant, dit brièvement Laws. J’ai essayé. Sans résultat.
— Pourquoi priiez-vous ?
Ironiquement, Laws indiqua sa peau noire :
— Un souhait. Les choses ne sont pas si simples. Elles ne l’ont jamais été et ne le seront jamais…
— Vous semblez plutôt amer, dit Hamilton.
— Ce fut un choc pour moi. (Laws se promenait dans le living-room.) Je m’excuse d’être entré. Mais la porte était ouverte, aussi j’ai pensé que vous étiez levé. Vous êtes un électronicien, n’est-ce pas ?
— Exact.
Avec une grimace, Laws dit :
— Salut, frère. Je suis diplômé de physique. C’est grâce à cela que j’ai eu ce travail de guide. Il y a de la concurrence, en ce moment. (Il ajouta :) À ce qu’ils disent.
— Comment avez-vous compris ?
— Cette chose ? (Laws haussa les épaules.) Ça n’a pas été tellement difficile.
Il tira de sa poche un chiffon. Le dépliant, il découvrit une petite médaille de métal.
— Ma sœur m’a donné ceci il y a quelques années. Je l’ai gardé par habitude.
Il tendit le porte-bonheur à Hamilton. Sur la médaille étaient inscrits des mots pieux, de foi et d’espoir, usés par les années.
— Allez-y, dit Laws. Essayez.
— Essayer ? (Hamilton ne comprit pas.) Franchement, je ne vois pas.
— Votre bras, fit Laws, s’impatientant. Cela marche, maintenant. Posez-le sur votre blessure. Il vaut mieux ôter le bandage, cela marche mieux s’il y a un contact étroit. Ils appellent cela Contiguïté. C’est ainsi que j’ai guéri mes fractures et mes contusions.
Avec scepticisme, et très soigneusement, Hamilton défit une partie du bandage ; la chair livide et ensanglantée luisait tristement sous la lumière du soleil. Il hésita un moment puis posa la froide médaille de métal sur la peau.
— Ça marche, dit Laws.
La laideur crue de la blessure disparut. Tandis qu’Hamilton l’observait, la rouge déchirure passa au rose. Une luminosité orange la recouvrit. La plaie s’étrécit, sécha et se ferma enfin. Il ne resta bientôt qu’une mince ligne blanche, à peine visible. Et la douleur lancinante était partie.
— Et voilà, dit Laws, récupérant le porte-bonheur.
— Est-ce que cela marchait autrefois ?
— Jamais. Pas plus qu’un courant d’air. (Laws l’empocha.) Je vais laisser quelques cheveux dans l’eau la nuit prochaine. Je trouverai des vers au matin, bien entendu. Vous voulez savoir comment soigner le diabète ? Un demi-crapaud mélangé avec le lait d’une vierge, imprégnez du mélange un vieux châle et portez-le autour du cou.
— Vous croyez que toute cette farce…
— Cela marche. Exactement comme les vieux paysans disaient. Jusqu’ici, ils avaient tort. Mais maintenant, nous avons tort.
Marsha apparut sur le seuil de la chambre à coucher, dans sa robe de chambre, ses cheveux retombaient sur son visage et ses yeux étaient encore lourds de sommeil.
— Oh, dit-elle, étonnée, lorsqu’elle aperçut Laws. C’est vous. Comment allez-vous ?
— Bien, merci, dit Laws.
Se frottant les yeux, Marsha se tourna vers son mari.
— Tu as bien dormi ?
— J’ai dormi. (Quelque chose dans la voix, une sorte d’inquiétude lui fit demander :) Pourquoi ?
— As-tu rêvé ?
Hamilton réfléchit. Il avait sommeillé, bougé, vaguement rêvé. Mais il ne pouvait se souvenir de rien.
— Non, dit-il.
Une expression étrange apparut sur le visage de Laws.
— Vous avez rêvé, Mrs Hamilton ? Qu’est-ce que vous avez rêvé exactement ?
— La chose la plus folle. Ce n’était pas un rêve exactement Je veux dire, rien n’est arrivé. C’était juste…
— Un endroit ?
— Oui, un endroit. Et nous.
— Nous tous ? demanda Laws avec une idée derrière la tête. Tous les huit ?
— Oui. (Elle approuva de la tête.) Etendus là où nous sommes tombés. Dans le bévatron. Nous tous, gisant là, inconscients. Et rien n’arrivait. Pas le sentiment du temps. Rien qui bouge.
— Dans le coin, dit Laws, quelque chose bougeait ? Des infirmiers, peut-être ?
— Oui, dit Marsha. Mais ils ne bougeaient pas. Ils semblaient arrêtés, gelés, suspendus à une espèce d’échelle.
— Ils bougeaient, dit Laws. J’ai rêvé aussi cela. Au début, je pensais qu’ils ne bougeaient pas. Mais ils avançaient. Très lentement.
Il y eut un silence angoissé.
Fouillant à nouveau sa mémoire, Hamilton dit lentement :
— Maintenant que vous en parlez… (Il haussa les épaules.) C’est un souvenir du traumatisme. Le moment du choc. C’est incrusté dans nos cerveaux ; nous ne pourrons jamais nous en débarrasser.
— Mais, dit Marsha d’une voix tendue, cela continue, nous sommes encore là.
— Là-bas ? Dans le bévatron ? Elle approuva :
— Je le sens. J’en suis sûre.
Percevant une alarme dans sa voix, Hamilton changea de sujet.
— Une surprise, dit-il, faisant jouer les muscles de son bras guéri. Bill est passé par ici et a fait un miracle.
— Ce n’est pas moi, dit avec emphase Laws, ses yeux noirs soudain durcis. Je préférerais être mort plutôt que de faire un miracle.
Embarrassé, Hamilton se frotta le bras.
— C’est votre porte-bonheur qui l’a fait.
Laws examina une nouvelle fois son fétiche de métal.
— Peut-être avons-nous sombré jusque dans la réalité vraie. Peut-être toute cette farce était-elle là, de tout temps, juste sous nos pieds.
Marsha se tourna lentement vers tes deux hommes :
— Nous sommes morts, n’est-ce pas ? dit-elle tranquillement.
— Apparemment non, répondit Hamilton. Nous sommes toujours à Belmont, Etat de Californie. Mais pas le même Belmont. Il y a eu quelques changements, ici et là. Quelques perfectionnements. Il y a Quelqu’un qui rôde, par ici.
— Et maintenant ? demanda Laws.
— Ne me demandez rien, dît Hamilton. Ce n’est pas moi qui vous ai conduit ici. De toute évidence, cela vient de l’accident du bévatron. De quoi qu’il s’agisse !
— Je puis vous dire ce qui va se passer, dit Marsha.
— C’est ?…
— Je vais sortir et chercher du travail. Hamilton ouvrit de grands yeux :
— Quelle sorte de travail ?
— N’importe quoi. Taper à la machine, travailler dans un magasin, ou comme standardiste. Ainsi nous pourrons manger. Souviens-toi…
— Je me souviens, dit Hamilton. Mais tu vas rester ici à faire la poussière. Je vais chercher du travail.
Il indiqua son menton rasé de près et sa chemise propre.
— Je suis déjà en route, presque.
— Mais, lança Marsha, c’est ma faute si tu es en chômage.
— Nous n’aurons peut-être plus à travailler, fit ironiquement Laws. Nous n’avons peut-être plus qu’à ouvrir la bouche et qu’à attendre la manne céleste.
— J’ai l’impression que vous avez essayé.
— J’ai essayé, oui. Mais sans résultat. Mais il y a des gens qui obtiennent un résultat. Il va falloir que nous établissions les lois de ce monde. Cet univers, quel qu’il soit, doit avoir ses propres règles. D’autres règles que celles que nous connaissons. Mais nous en avons déjà découvert quelques-unes. L’efficacité des porte-bonheur. Cela implique que toute la théorie du salut fonctionne ici. (Laws ajouta :) Et peut-être aussi celle de la damnation.
— Le salut, murmura Marsha, les yeux écarquillés. Mon Dieu, pensez-vous réellement qu’il y a un Ciel ?
— Absolument, affirma Hamilton.
Il retourna dans la chambre à coucher. Un instant plus tard il revint, nouant sa cravate.
— Nous verrons cela plus tard. Je vais faire maintenant un tour en ville. Il nous reste exactement cinquante dollars à la banque et je n’ai pas l’intention de mourir de faim en essayant cette histoire de manne.
Hamilton alla chercher, sa voiture au parking de l’usine de fusées. Elle se trouvait encore dans l’emplacement qui, d’après la pancarte, était réservé à John W. Hamilton.
Se dirigeant vers El Camino Real, il quitta la ville de Belmont. Une demi-heure plus tard, il entrait dans San Francisco. L’horloge au fronton de la Banque d’Amérique de South San Francisco indiquait 11 h 30, lorsqu’il parqua sa voiture à côté des Cadillac et des Chrysler qui appartenaient à l’état-major de l’E.D.A.
Les bâtiments de l’» Electronics Development Agency » se trouvaient sur sa droite ; c’étaient des blocs de ciment, construits contre les collines qui supportaient la ville industrielle et tentaculaire. Des années plus tôt, lorsqu’il avait publié son premier travail en matière d’électronique avancée, l’E.D.A. avait essayé de l’engager et de le souffler à la « California Maintenance ». Guy Tillingford, un des meilleurs statisticiens du pays, dirigeait l’affaire ; c’était un homme brillant et original, qui avait été, par surcroît un ami intime du père de Hamilton.
C’était l’endroit où il pouvait trouver un job, s’il parvenait à en trouver un. Et, ce qui était le plus important, l’E.D.A. n’était pas engagée d’ordinaire dans des recherches militaires. Le docteur Tillingford, qui avait fait partie du groupe fondateur de l’Institut des Etudes Avancées de Princeton (avant que ses membres n’aient été officiellement dispersés), s’intéressait surtout au progrès scientifique. C’était l’E.D.A. qui avait créé quelques-uns des calculateurs les plus originaux, les grands cerveaux électroniques employés dans l’industrie et dans la recherche, dans tout le monde occidental.
— Oui, Mr Hamilton, fit la petite secrétaire, à l’allure efficiente, qui examinait sa panoplie de papiers. Je vais dire au professeur que vous êtes là… Je suis sûre qu’il sera heureux de vous voir.
Silencieusement, Hamilton joignit les mains et fit une prière muette. La prière vint d’elle-même ; il n’avait guère besoin de se forcer. Cinquante dollars à la banque ne permettraient pas à la famille Hamilton de vivre bien longtemps, même dans ce monde de miracles et de sauterelles sorties du néant.
— Jack, mon garçon, dit une voix grave. (Le Dr Guy Tillingford apparut sur le seuil du bureau, son visage vieilli souriant, et la main tendue.) Je suis content de vous voir. Depuis combien de temps ? Dix ans ?
— Quelque chose comme cela, admit Hamilton, comme ils se serraient chaleureusement la main. Vous semblez vous porter bien, professeur.
Tout autour d’eux, dans le bureau, se trouvaient des ingénieurs et des techniciens ; de brillants jeunes gens aux cheveux bien coupés, aux cravates soignées, aux expressions vives et intelligentes. Sans leur prêter attention, le Dr Tillingford conduisit Hamilton au long de couloirs lambrissés jusqu’à une pièce tranquille.
— Nous pouvons parler ici, dit-il, se laissant choir dans un confortable fauteuil de cuir. Je me suis réservé cette pièce. Une sorte de retraite personnelle où je peux prendre tout mon temps pour réfléchir et retrouver mon second souffle. (Tristement, il ajouta :) Je ne tiens plus le coup comme autrefois. Je me traîne ici plusieurs fois par jour pour récupérer un peu.
— J’ai quitté California Maintenance, dit Hamilton.
— Ah ? approuva Tillingford. Fort bien. Ce n’est pas un endroit agréable. Ils attachent trop d’importance aux armes. Ce ne sont pas des savants. Ce sont des employés du gouvernement.
— Je ne suis pas simplement parti, dit Hamilton. J’ai été viré.
Hamilton expliqua la situation en quelques mots.
Pendant un moment, Tillingford se tut. L’air pensif, il tapota une de ses incisives et fronça les sourcils dans une attitude de concentration.
— Je me souviens de Marsha. Une bonne fille. J’ai toujours eu un faible pour elle. On fait tellement de foin avec ces histoires de sécurité, aujourd’hui. Mais nous n’avons rien à craindre ici. Aucun contrat avec le gouvernement, en ce moment. Tour d’ivoire. (Il eut un petit rire sec.) Le dernier bastion de la recherche pure.
— Vous pensez que vous pourrez m’employer ? demanda Hamilton d’une voix aussi neutre que possible.
— Je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas. (Distraitement, Tillingford tira de sa poche un petit moulin à prières et se mit à le faire tourner.) Je connais bien votre œuvre… J’aurais préféré vous engager plus tôt, en fait.
Fasciné, hypnotisé par son incrédulité même, Hamilton fixait le moulin à prières de Tillingford.
— Bien entendu, il y a des questions de routine, fit observer Tillingford, faisant tourner le moulin. Pure routine, mais vous n’aurez pas à remplir les formulaires. Je vais vous poser les questions oralement Vous ne buvez pas, n’est-ce pas ? Hamilton bafouilla :
— Si je bois ?…
— Cette affaire à propos de Marsha pose un problème. Le côté sécurité ne nous intéresse pas, bien entendu, mais je dois vous demander certaines choses, Jack, répondez-moi sincèrement.
Fouillant dans ses poches, Tillingford en sortit un petit volume noir qui portait en lettres d’or : Bayan du Second Bab, et le tendit à Hamilton.
— Au collège, lorsque vous fréquentiez tous les deux des groupes radicaux, n’avez-vous jamais pratiqué, dois-je le dire, « l’amour libre » ?
Hamilton ne parvint pas à répondre. Rendu muet par la stupéfaction, il serrait entre ses doigts le Bayan du Second Bab ; le volume était encore chaud d’avoir été dans la poche du veston de Tillingford. Deux jeunes employés de l’E.D.A, étaient entrés sans bruit dans la pièce ; ils attendaient maintenant, conservant un maintien respectueux. Vêtus de longues blouses blanches, ils semblaient étrangement solennels et dociles. Leurs crânes aux cheveux coupés ras rappelèrent à Hamilton la tonsure de jeunes moines ; il était étrange qu’il n’eût jamais remarqué à quel point la coupe de cheveux ordinaire ressemblait à celle que pratiquaient les anciens ordres religieux. Ces deux hommes étaient certainement le type même des jeunes et brillants physiciens ; mais où donc était passée leur arrogance ordinaire ?
— Et puisque nous y sommes, dit le Dr Tillingford, je puis aussi vous demander ceci. Jack, mon garçon, étendez la main sur ce Bayan et dites-moi sincèrement. Avez-vous trouvé l’Unique Porte du salut éternel ?
Tous les yeux étaient braqués sur lui. Il avala sa salive, rougit, lutta sans espoir contre lui-même.
— Professeur, dit-il finalement, je pense que je reviendrai une autre fois.
Surpris, Tillingford ôta ses lunettes et examina soigneusement le jeune homme.
— Jack, vous sentez-vous bien ?
— J’ai subi une série de chocs. Perdre son travail…, (Hâtivement, Hamilton ajouta :) Et d’autres difficultés. Marsha et moi avons eu un accident, hier. Un nouvel appareil se détraqua et nous reçûmes une décharge de radiations dans le bévatron.
— Ah oui, acquiesça Tillingford. J’en ai entendu parler. Personne n’a été tué, heureusement.
— Ces huit personnes, fit remarquer un des jeunes techniciens à l’allure ascétique, ont dû être tout spécialement protégées par le Prophète. C’était une chute grave.
— Professeur, dit d’une voix rauque Hamilton, pouvez-vous m’indiquer un bon psychiatre ?
Une expression incrédule vint doucement s’inscrire sur la face du vieux savant.
— Un… quoi ? Etes-vous fou, mon garçon ?
— Oui, répondit Hamilton. Apparemment.
— Nous en reparlerons plus tard, dit brièvement Tillingford, d’une voix choquée. (Impatiemment, il renvoya d’un geste ses deux techniciens.) Allez à la mosquée, leur ordonna-t-il. Méditez jusqu’à ce que je vous appelle.
Ils s’en allèrent non sans lancer un coup d’œil intense, soupçonneux, à Hamilton.
— Vous pouvez me parler, dit gravement Tillingford. Je suis votre ami. Je connaissais votre père, Jack. Ce fut un grand savant. Comme on n’en fait plus. J’ai toujours placé de grandes espérances en vous. Et, bien entendu, j’ai été désappointé lorsque vous êtes allé travailler à la California Maintenance. Mais nous devons nous plier à la Volonté Cosmique.
— Puis-je vous poser quelques questions ? (Une sueur froide coulait dans le dos de Hamilton, imprégnait son col blanc.) Cet endroit est toujours le siège d’une organisation scientifique, n’est-ce pas ? Oui ou non ?
— Toujours ? (Stupéfait, Tillingford arracha son Bayan des doigts inertes de Hamilton.) Je n’aime pas l’allure de vos questions, mon garçon. Soyez plus précis.
— Soit. Je me trouve à l’écart. Plongé dans mon travail ; j’ai perdu tout contact avec les progrès de notre science. Et, acheva-t-il sur un ton désespéré, je n’ai pas non plus la moindre idée de ce que peuvent être aujourd’hui les autres domaines de la science. Peut-être pourriez-vous me donner une idée des grands courants de la science contemporaine ?
— Une idée, répéta Tillingford, hochant, la tête. Très peu de gens en ont une. C’est la principale difficulté soulevée par la surspécialisation. Moi-même, je ne sais pas grand-chose. Notre travail à l’E.D.A. est tout à fait bien délimité ; on pourrait presque dire prédéterminé. À la Cal Main vous perfectionniez des armes destinées à être employées contre les infidèles. C’est à la fois simple et évident. Rigoureusement de la science appliquée. Exact ?
— Exact, reconnut Hamilton.
— Tandis qu’ici, nous travaillons sur un problème éternel et fondamental, celui de la communication. C’est notre travail, et c’est un gros travail, que d’établir la structure électronique fine de la communication. Nous avons des électroniciens, comme vous. Nous avons les meilleurs sémanticiens. Nous avons d’excellents psychologues. Et nous formons tous une équipe qui s’attaque à ce problème fondamental pour l’existence de l’homme ; maintenir une liaison solide entre le Ciel et la Terre.
Le Dr Tillingford poursuivit :
— Bien que vous connaissiez tout cela, je le répéterai pourtant Jadis, bien avant que la communication ne soit soumise à une analyse scientifique serrée, il existait toute une gamme de systèmes hasardeux. Sacrifices par le fer et par le feu ; tentatives d’attirer l’attention de Dieu en chatouillant Son odorat et Son palais. Des procédés très primitifs, tout à fait antiscientifiques. Des prières à voix haute et le chant d’hymnes, pratiqués aujourd’hui encore par les classes incultes. Eh bien, laissons-les chanter leurs hymnes et dire leurs prières.
Appuyant sur un bouton, il déclencha un mécanisme qui rendit un des murs de la pièce transparent. Hamilton put jeter un coup d’œil dans les laboratoires perfectionnés qui entouraient le bureau de Tillingford : les machines les plus audacieuses et les meilleurs techniciens, en rangées concentriques.
— Norbert Wiener, dit Tillingford. Vous vous souvenez de son œuvre en matière de cybernétique. Et, plus importante encore, l’œuvre d’Enrico Destini en matière de théophonique.
— Pardon ?
— Tillingford leva un sourcil.
— Vous êtes un pur spécialiste, mon garçon. La Communication entre l’homme et Dieu, bien entendu. En se servant de l’œuvre de Wiener et du matériau inestimable qu’accumulèrent Shannon et Weawer, Destini parvint à édifier le premier système convenable de communication entre la Terre et le Ciel en 1946. Bien entendu, il avait largement utilisé le matériel datant de la guerre contre les Hordes Païennes, ces fidèles de Wotan que le diable emporte, ces Huns adorateurs de chênes.
— Vous voulez dire, les nazis.
— Je connais ce terme. Du jargon de sociologue, n’est-ce pas ? Et ce Renégat du prophète, cet Anti-Bab. Ils disent qu’il vit toujours en Argentine, qu’il a trouvé l’élixir de longue vie ou quelque chose de cet ordre. Il a signé ce pacte avec le diable en 1939, vous vous en souvenez. Ou bien est-ce trop ancien ? Mais vous en avez entendu parler : c’est de l’Histoire.
— Je sais, dit Hamilton, faiblement.
— Et pourtant, il y avait encore des gens qui ne voyaient pas ce que la main de Dieu avait inscrit sur le mur. Il m’arrive de penser que les fidèles eux-mêmes méritent d’être abaissés. Quelques bombes à hydrogène ici et là et ce fort courant d’athéisme que nous ne parvenons pas à résorber…
— Et dans les autres domaines, interrompit Hamilton. Qu’est-il arrivé ? La physique. Que font les physiciens ?
— La physique est un sujet épuisé, annonça Tillingford. Tout ce qui concerne l’univers matériel est virtuellement connu, et cela depuis des siècles. La physique est devenue un à-côté abstrait de la mécanique.
— Et les ingénieurs ?
Pour toute réponse, Tillingford lui tendit le numéro de novembre 1959 du « Journal des Sciences Appliquées ».
— Les principaux articles vous donneront une idée, je pense, de ce que l’on fait aujourd’hui. Un homme brillant, cet Hirschbein.
L’article principal était intitulé : « Aspects théoriques du problème de la construction des réservoirs. » Juste au-dessous s’étalait un sous-titre : « De la nécessité de maintenir une réserve permanente de grâce fraîche dans tous les centres importants. »
— Grâce ? demanda faiblement Hamilton.
— Les ingénieurs, expliqua patiemment Tillingford, s’inquiètent surtout d’acheminer de la grâce vers chacune des communautés Babistes existant en ce monde. Quelque chose de comparable à notre tâche qui est de garder toutes les lignes de communication en bon état.
— Et c’est tout ce qu’ils font ?
— Eh bien, dit Tillingford, il y a du travail incessant qui consiste à élever des mosquées, des temples, des autels. Le Seigneur est très exigeant Ses spécifications sont très précises. De vous à moi, je n’envie pas ces pauvres ingénieurs. Une petite erreur, et – il fit claquer ses doigts – paf.
— Paf ?
— Un éclair.
— Oh, dit Hamilton, bien entendu.
— C’est pourquoi si peu de jeunes brillants deviennent des ingénieurs. Le taux de mortalité est trop élevé. (Tillingford le dévisagea avec une attention paternelle.) Vous vous rendez compte, maintenant, mon garçon, que vous êtes dans une branche particulièrement agréable.
— Je n’en ai jamais douté, dit Hamilton. Je voulais juste savoir ce qu’ils font dans cette branche.
— Je suis satisfait de l’état de votre âme, dit Tillingford., Je savais que vous apparteniez à une bonne famille pure, vivant dans la crainte de Dieu. Votre père était un modèle d’honnêteté et d’humilité. Il me donne de ses nouvelles, de temps à autre.
— Des nouvelles ? dit doucement Hamilton.
— Il se débrouille très bien. Vous lui manquez beaucoup évidemment. (Tillingford indiqua d’un geste le système d’intercommunication sur son bureau.) Si vous désirez…
— Non, fit Hamilton, battant en retraite. Je suis encore un peu ébranlé par mon accident Je ne le supporterais pas…
— Comme vous voudrez. (Tillingford donna une tape amicale sur l’épaule du jeune homme.) Voulez-vous jeter un coup d’œil sur les labos ? Nous avons du matériel extraordinaire, vous savez. (À voix basse, il ajouta :) Et tâchez de prier le plus souvent possible. Dans votre vieille boîte, Cal Main, ils priaient beaucoup.
— Vous en êtes sûr ?
— Oh oui. Après tout, nous contrôlons les communications. (Souriant et lui adressant un clin d’œil, Tillingford le reconduisit jusqu’à la porte.) Je vais vous envoyer à notre directeur du Personnel… Il s’occupera de votre engagement.
Le directeur du Personnel était un homme épanoui qui souriait à Hamilton tandis qu’il cherchait dans son bureau des formules imprimées.
— Nous sommes heureux de vous avoir, Mr Hamilton. L’E.D.A. a besoin d’hommes aussi expérimentés que vous. Et si le professeur vous connaît personnellement…
— Abrégez, dit Tillingford. Laissez tomber les formalités. Passez tout de suite aux tests d’aptitude.
— D’accord, acquiesça le directeur, sortant son exemplaire du Bayan du Second Bab.
Il le posa sur son bureau, ferma les yeux, laissa courir son pouce sur la tranche, et ouvrit le livre au hasard. Tillingford se pencha par-dessus son épaule. Les deux hommes examinèrent le verset en marmottant quelque chose.
— Excellent, dit Tillingford, se redressant avec satisfaction. C’est un feu vert.
— Certainement, acquiesça le directeur. (Il dit à Hamilton :) Cela vous intéressera sûrement ; c’est un des meilleurs résultats que j’ai vu cette année. (D’une voix brève et sûre, il lut :) Vision 1931 : Chapitre 6, verset 14, ligne 1. « Oui, la Vraie Foi dissout le courage de l’Incroyant ; car il connaît la colère de Dieu ; car il sait que la mesure est pleine. »
Avec un grognement appréciatif, il ferma le Bayan et le posa sur son bureau. Les deux hommes dévisagèrent tranquillement Hamilton, et leurs yeux rayonnaient de bonne volonté et de satisfaction professionnelle.
Surpris, incertain de ce qu’il devait faire, Hamilton revint à ce qui l’avait amené ici.
— Puis-je demander à combien se monte le salaire ? Ou est-ce trop… – il essaya d’en faire une plaisanterie – trop vil et trop intéressé ?
Les deux hommes tressaillirent :
— Le salaire ?
— Oui, le salaire, répéta Hamilton, tandis que la colère montait en lui. Vous voyez de quoi il s’agit, cette chose dont s’occupe toutes les deux semaines la comptabilité. Et qui empêche les employés de devenir quelque peu hargneux.
— Comme à l’ordinaire, dit Tillingford, très dignement, vous obtiendrez un crédit sur les comptes de l’I.B.M. tous les dix jours. (Se tournant vers le directeur du Personnel, il demanda :) Quel est le nombre « exact ? Je ne me rappelle jamais ces sortes de choses.
— Je vais voir avec le comptable.
Le directeur du Personnel quitta son bureau ; il revint un instant plus tard.
— Vous débuterez à l’indice Quatre A. Dans six mois, vous serez Cinq A. Qu’en pensez-vous ? Pas mal pour un jeune homme de trente-deux ans ?
— Qu’est-ce que signifie Quatre À ? demanda Hamilton.
Après un instant d’étonnement, le directeur du Personnel jeta un coup d’œil à Tillingford, humecta ses lèvres et répondit :
— I.B.M. tient les comptes de Débit et de Crédit. Comptabilité Cosmique. (Il fit un grand geste) Vous savez, la Grande Liste Inaltérable des Péchés et des Bonnes Actions. L’E.D.A. accomplit l’œuvre du Seigneur ; par conséquent, vous êtes un serviteur du Seigneur. Votre salaire s’élèvera à quatre crédits tous les dix jours, quatre unités linéaires sur le Chemin du Salut. I.B.M. s’occupera de tous les détails. Après tout, c’est leur raison d’être.
C’était évident. Prenant une profonde inspiration, Hamilton dit :
— Parfait. J’oubliais, pardonnez-moi. (Mais, il se tourna franchement vers Tillingford :)
Comment Marsha et moi vivrons-nous ? Nous devons payer nos dettes. Il nous faut manger.
— Le Seigneur pourvoira à vos besoins, dit gravement Tillingford. Vous avez votre Bayan ?
— Ou-oui, dit Hamilton.
— Ne perdez jamais la foi. Il me semble qu’un homme de votre classe morale, travaillant ici, devrait être capable de prier pour et d’obtenir – il calcula mentalement – au moins quatre cents par semaine. Qu’en pensez-vous, Ernie ?
Le directeur du Personnel approuva :
— Au moins.
— Encore une chose, dit Hamilton, tandis que le docteur Tillington se retirait, tout se trouvant réglé à son goût. Un peu plus tôt, je vous demandais l’adresse d’un psychiatre…
— Mon garçon, dit Tillingford, pesant ses mots, j’ai une chose et une seule à vous dire. Vous pouvez faire ce que vous voulez de votre vie. Je ne suis pas là pour vous dire ce qu’il faut faire et penser. Votre vie spirituelle est une affaire strictement privée entre vous et le Seul Vrai Dieu. Mais si vous consultez les charlatans et…
— Des charlatans…
— Des escrocs en rupture de ban. Tout juste bons pour l’homme de la rue. Les gens incultes, je sais, font volontiers appel aux psychiatres. J’ai étudié les statistiques ; c’est un spectacle désolant qui témoigne de l’ignorance générale. Je ferai tout de même quelque chose pour vous.
D’une de ses poches, il tira un bloc de papier, un crayon et griffonna quelque chose sur une page qu’il déchira et tendit à Hamilton.
— Il n’y a qu’une route vers le Salut. Je suppose que si vous ne l’avez pas encore trouvée, ceci n’y fera rien. Mais nous devons sans cesse essayer. Après tout, l’éternité dure longtemps.
Hamilton lut : Le prophète Horace Clamp. Sépulcre du Second Bob. Cheyenne, Wyoming.
— Ce qu’il vous faut, dit Tillingford. Ce qui se fait de mieux. Cela vous surprend ? Cela vous montre à quel point je m’intéresse à vous mon garçon.
— Merci, dit Hamilton, empochant sans y penser la note. Puisque vous me le dites…
— Je le dis, répéta Tillingford, sur le ton de la certitude la plus absolue. Le Second Babiisme est la seule Vraie Foi, mon garçon ; c’est la seule garantie d’obtenir le Paradis. Dieu parle par la bouche d’Horace Clamp, et personne d’autre. Allez le voir demain ; vous viendrez travailler un autre jour, cela ne fait rien. S’il est encore possible de sauver votre âme immortelle des flammes de la Damnation Eternelle, le Prophète Horace Clamp le fera.